Lima, le 8 avril 2002.
Monsieur JUAN ALBERTO GONZÁLEZ
Directeur Général de Microsoft Pérou
Cher Monsieur.
Avant toute chose, je vous remercie de votre lettre du 25 mars 2002 dans laquelle vous exprimez la position officielle de Microsoft concernant le Projet de Loi Nº 1609, Logiciel Libre dans l'Administration Publique, qui est inspirée sans aucun doute par le désir d'aider le Pérou à réussir à trouver sa place dans le contexte technologique global. Animé du même esprit et convaincu que nous trouverons les meilleures solutions par l'échange d'idées claires et ouvertes, je me permets de répondre, par la présente, aux commentaires contenus dans votre lettre.
Je reconnais que des opinions comme les vôtres constituent un apport significatif, mais elles m'eussent été plus utiles si, en plus de formuler des objections à caractère général (que nous analyserons en détail plus loin) vous aviez rassemblé des arguments solides sur les avantages que le logiciel propriétaire peut apporter à l'État péruvien et à ses citoyens en général, car cela aurait pu permettre un échange plus clair dans le respect des positions de chacun.
Dans le but de clarifier le débat, nous conviendrons que ce que vous appelez "logiciel à code source ouvert" est ce que le Projet définit comme "logiciel libre", sachant qu'il existe du logiciel dont le code source est distribué avec les programmes, mais qui n'est pas couvert par la définition établie dans le Projet ; et que ce que vous appelez "logiciel commercial" est ce que le Projet définit comme "propriétaire" ou "non libre", sachant qu'il existe du logiciel libre commercialisé sur le marché avec un prix comme tout autre bien ou service.
De même il est important de préciser que la proposition contenue dans le Projet auquel nous nous référons n'est pas directement en relation avec l'économie directe qui peut être réalisée par l'emploi de logiciel libre dans les institutions de l'État. Ceci est dans tous les cas, une valeur ajoutée marginale, mais en aucune manière l'objectif final du Projet. Les principes élémentaires qui inspirent le Projet sont liés aux garanties fondamentales d'un État démocratique de droit, telles que :
Pour garantir le libre accès des citoyens à l'information publique, il est indispensable que l'encodage des données ne soit pas lié à un fournisseur unique. L'utilisation de formats standards et ouverts permet de garantir ce libre accès, et d'obtenir, si nécessaire, la création de logiciel libre compatible.
Pour garantir la pérennité des données publiques, il est indispensable que l'utilisation et le maintien du logiciel ne dépendent pas de la bonne volonté des fournisseurs, ni des conditions de monopole imposées par ceux-ci. Pour cela l'État a besoin de systèmes dont l'évolution puisse être garantie par la disponibilité du code source.
Pour garantir la sécurité de l'État ou sécurité nationale, il est indispensable de se baser sur des systèmes dépourvus d'éléments qui en permettent le contrôle à distance ou la transmission non désirée d'information à des tiers. Par conséquent, il faut des systèmes dont le code source est librement accessible au public pour permettre son examen par l'État lui-même, les citoyens, et un grand nombre d'experts indépendants dans le monde. Notre proposition apporte un plus de sécurité, puisque la connaissance du code source élimine le nombre croissant de programmes contenant potentiellement du *code espion*.
De cette façon, notre proposition renforce la sécurité de nos citoyens, à la fois en tant que détenteurs légitimes de l'information gérée par l'État, et en tant que consommateurs. Dans ce dernier cas, c'est en permettant l'apparition d'une offre étendue de logiciel libre dépourvu de potentiel *code espion* susceptible de mettre en péril la vie privée et les libertés individuelles.
En ce sens, le projet de loi se limite à établir les conditions dans lesquelles les organismes de l'État acquerront du logiciel dans le futur, à savoir, de façon compatible avec la garantie de ces principes fondamentaux.
A la lecture du projet il apparaîtra clairement qu'une fois approuvée :
Ce que le projet exprime clairement c'est que, pour être acceptable par l'État, il ne suffit pas que le logiciel soit techniquement suffisant pour mener à bien une tâche, mais il faut en plus que ses conditions contractuelles satisfassent une série de pré-requis en matière de licence, sans lesquelles l'État ne peut pas garantir au citoyen le traitement adéquat de ses données, veiller à leur intégrité, leur confidentialité et leur accessibilité au cours du temps, car ce sont des aspects critiques de son usage normal.
Nous sommes d'accord, Mr. González, sur le fait que la technologie de l'information et des communications a un impact significatif sur la qualité de vie des citoyens (sans que pour eux, l'impact soit toujours positif ou neutre d'effet). De même nous serons certainement d'accord pour dire que les valeurs de base que j'ai signalées plus haut sont fondamentales dans une nation démocratique comme le Pérou. Depuis longtemps nous cherchons une alternative permettant de garantir ces principes, qui ne consiste pas à recourir à l'emploi de logiciel libre dans les termes définis dans le projet de Loi.
Quant aux observations que vous formulez, nous allons maintenant les examiner dans le détail :
En premier lieu, vous signalez que : "1. Le projet établit l'obligation pour tout organisme public d'employer exclusivement du logiciel libre, c'est-à-dire à code source ouvert, ce qui transgresse les principes de l'égalité devant la loi, de non-discrimination et les droits à la libre initiative privée, liberté d'entreprendre et de contrat, protégés par la constitution.".
Cette appréciation est une erreur. En aucune façon le projet n'affecte les droits que vous énumérez : il se limite à établir les conditions pour l'emploi de logiciel au sein des institutions de l'État, sans s'immiscer d'aucune manière dans les transactions du secteur privé. C'est un principe bien établi que l'État n'a pas la grande liberté de contrat du secteur privé, précisément parce qu'il est limité dans ses actions par le devoir de transparence des actes publics ; et en ce sens, la préservation de l'intérêt commun doit prévaloir lorsqu'il légifère en la matière.
Le projet protège l'égalité devant la Loi, et aucune personne physique ou morale n'est exclue du droit d'offrir ces biens à l'État dans les conditions fixées dans le projet et sans plus de limitations que celles établies dans la loi des Contrats et Acquisitions de l'État (T.U.O. par Décret Suprême No. 012-2001-PCM).
Le projet n'introduit aucune discrimination, puisqu'il établit uniquement *comment* ces biens doivent être fournis (ce qui est une prérogative d'État) et non *qui* doit les fournir (ce qui serait effectivement discriminatoire si les restrictions étaient fondées sur l'origine nationale, raciale, religieuse, idéologique, la préférence sexuelle, etc.) Au contraire, le projet est résolument anti-discriminatoire. Il en est ainsi parce qu'en déterminant, sans l'ombre d'un doute possible, les conditions de sélection d'un logiciel, il évite aux organismes de l'État d'utiliser des programmes dont la licence inclurait des conditions discriminatoires.
Il résulte de ce qui a été exposé dans les paragraphes précédents, que le projet n'attente pas à la libre initiative privée, puisque celle-ci peut choisir sous quelles conditions elle produit un logiciel ; certaines d'entre elles seront acceptables pour l'État, et d'autres ne le seront pas parce qu'elles contrediront la garantie des principes fondamentaux énumérés plus haut. Cette libre initiative est compatible avec la liberté d'entreprendre et la liberté de contrat (dans les limites où l'État peut exercer cette dernière). Tout sujet privé peut produire du logiciel selon les conditions requises par l'État, ou peut s'abstenir de le faire. Personne n'est forcé d'adopter un modèle de production, mais si quelqu'un désire fournir du logiciel à l'État, il lui faudra mettre en oeuvre des mécanismes garantissant les principes qui sont décrits dans le projet.
En guise d'exemple : rien dans le texte du projet n'interdit à votre société d'offrir aux organismes de l'État sa "suite" bureautique, dans les conditions définies dans le projet et à un prix que vous jugerez convenable. Si vous ne le faites pas, cela ne sera pas dû à des restrictions imposées par la loi, mais à des décisions de votre société tenant compte du mode de commercialisation de ses produits, décisions auxquelles l'État ne participe pas.
En poursuivant, vous signalez que : "2. Le projet, en rendant obligatoire l'emploi de logiciel à code source ouvert, établira un traitement discriminatoire et non compétitif pour les contrats et les acquisitions des organismes publics..."
Cette affirmation est une réitération de la précédente, la réponse se trouve quelques lignes plus haut. Cependant, arrêtons nous un instant sur votre appréciation concernant le "traitement ... non compétitif."
A l'évidence, au moment de définir un quelconque type d'acquisition, l'acheteur se fixe des conditions liées à l'usage prévu pour le bien ou le service. A partir de là, il exclut certains fabricants qui n'auront pas la possibilité de rivaliser, sans pour autant les avoir exclus "a priori", mais sur la base d'une série de principes décidés par la volonté autonome de l'acheteur, si bien que le processus s'avère finalement conforme à la loi. Et dans le projet il est établit que *personne*, n'est exclu de la compétition pour autant que la garantie des principes fondamentaux est satisfaite.
De plus le projet *stimule* la compétition, du moins il pousse à générer une offre de logiciel présentant de meilleures conditions d'utilisation, et à optimiser les travaux déjà accomplis, dans un modèle de progrès continu.
D'un autre côté, l'aspect central de la compétitivité est l'opportunité de proposer de meilleures options au consommateur. Il est impossible d'ignorer que le marketing ne joue pas un rôle neutre au moment de la présentation d'une offre au marché (du moins admettre le contraire reviendrait à dire que les investissements réalisés par les entreprises en matière de marketing sont dépourvus de sens), et par conséquent une dépense significative dans ce domaine peut influencer les décisions de l'acheteur. Cette influence du marketing est dans une large mesure réduite par le projet que nous soutenons, puisque le choix proposé dans le marché se base sur le *mérite technique* du produit et sur l'effort de commercialisation du producteur ; en ce sens, la compétitivité est accentuée, et même le plus petit producteur de logiciel peut rivaliser sur un pied d'égalité avec la plus puissante des entreprises.
Il est nécessaire de souligner qu'il n'y a pas de position plus anti-compétitive que celle des grands producteurs de logiciel propriétaire, qui fréquemment, abusent de leur position dominante, parce que dans d'innombrables cas ils proposent comme unique solution aux problèmes soulevés par les utilisateurs : "mettez à jour vos logiciels vers la nouvelle version" (à la charge de l'utilisateur évidemment) ; de plus, les interruptions arbitraires d'assistance technique sur des produits, jugés "anciens" par le fournisseur, sont communes ; ensuite pour obtenir une quelconque assistance technique, l'utilisateur est contraint de migrer (avec un coût non trivial, en particulier lorsque la migration implique des changements de plate-forme matérielle) vers de nouvelles versions. Et comme toute l'infrastructure est consolidée par des formats de données propriétaires, l'utilisateur reste "captif" de la nécessité de continuer à employer les produits du même fournisseur, à moins de consentir un énorme effort pour passer à un autre environnement (probablement tout aussi propriétaire).
Vous ajoutez : "3. Ainsi, en obligeant l'État à favoriser un modèle de commerce qui s'appuie exclusivement sur le logiciel à code source ouvert, le projet ne fera que décourager les sociétés de fabrication locales et internationales qui sont celles qui réalisent les véritables investissements, créent un nombre significatif d'emplois directs et indirects et contribuent au PIB contrairement à un modèle de logiciel à code source ouvert qui tend à avoir un impact économique toujours moindre du fait qu'il crée principalement des emplois de service."
Je ne suis pas d'accord avec ce que vous affirmez. En partie à cause de ce que vous-même signalez dans le paragraphe 6 de votre lettre, concernant le poids relatif des services dans le contexte de l'utilisation du logiciel. Cette contradiction, par elle-même, invalide votre position. Le modèle des services, adopté par un grand nombre d'entreprises de l'industrie informatique, est bien plus significatif, en termes économiques, et de façon croissante, que le commerce de licences sur les programmes.
D'un autre côté, le secteur privé dispose de la plus grande liberté pour choisir le modèle économique qui convient le mieux à ses intérêts, même si cette liberté de choix est souvent obscurcie de manière subliminale par les investissements disproportionnés dans le marketing des producteurs de logiciel propriétaire.
De plus, à la lecture de votre opinion il ressort que le marché de l'État est crucial et indispensable pour l'industrie du logiciel propriétaire, à tel point que si l'État adopte ce projet, il éliminerait complètement ces sociétés du marché. En supposant, ce qui n'est pas le cas, que ce soit vrai, nous en déduisons que l'État subventionne l'industrie du logiciel propriétaire. Dans cette hypothèse peu probable, l'État aurait alors le droit d'attribuer ses subventions au domaine qu'il considère comme ayant la plus grande valeur sociale il en résulterait que si l'État décide de subventionner le logiciel il devra le faire en préférant le libre par rapport au propriétaire, compte tenu de son effet social et de son utilisation rationnelle de l'argent des contribuables.
Concernant les emplois générés par le logiciel propriétaire dans des pays comme le nôtre, ceux-ci concernent majoritairement des tâches techniques de faible valeur ajoutée ; au niveau local, les techniciens qui offrent du support au logiciel propriétaire produit par des entreprises transnationales ne sont pas en mesure de corriger un bug, pas nécessairement faute de capacité technique ou de talent, mais parce qu'ils ne disposent pas du code source. Le logiciel libre crée des emplois techniquement plus qualifiés et on génère un cadre pour la libre concurrence où le succès n'est limité que par la capacité d'offrir du bon support technique et de la qualité de service, on stimule le marché et on enrichit le patrimoine commun de la connaissance, en ouvrant des alternatives pour générer des services de grande valeur ajoutée et de meilleur profil de qualité profitant à tous les acteurs : producteurs, prestataires de services et consommateurs.
C'est un phénomène courant dans les pays en voie de développement que les industries locales de logiciel tirent la majeure partie de leurs revenus des services ou de la fabrication de logiciel "ad hoc". Par conséquent, l'éventuel impact négatif que l'application du projet pourrait avoir dans ce secteur sera compensé par la croissance de la demande de services (à condition que ceux-ci soient conformes aux exigences de qualité). Évidemment, il est probable que les entreprises transnationales de logiciel décidant de ne pas concourir conformément à ces règles du jeu, souffrent d'une perte de revenus en termes de facturation de licences ; néanmoins, considérant que ces entreprises soutiennent que beaucoup de logiciels utilisés par l'État ont été copiés illégalement, on peut penser que l'impact ne sera pas très sérieux. Certainement, en tout cas, leur succès sera déterminé par les lois du marché dont les changements ne peuvent être évités ; de nombreuses entreprises traditionnellement associées au logiciel propriétaire ont déjà franchi le pas (au prix d'investissements importants) pour offrir des services associés au logiciel libre, ce qui démontre que les modèles ne sont pas mutuellement exclusifs.
Avec ce projet l'État décide de préserver certaines valeurs fondamentales. Et il le décide sur la base de ses pouvoirs souverains, sans affecter par là aucune des garanties constitutionnelles. Si ces valeurs peuvent être garanties sans avoir à choisir un modèle économique donné, les effets de la loi seront plus bénéfiques encore. En tout cas, il doit rester clair que l'État n'opte pas pour un modèle économique ; s'il s'avérait qu'il n'existe qu'un seul modèle économique capable de fournir du logiciel qui satisfasse la garantie de base de ces principes, cela relèverait de circonstances historiques et non d'une décision arbitraire en faveur d'un modèle donné.
Poursuivant votre lettre : "4. Le projet de loi impose l'utilisation de logiciel à code source ouvert sans considérer les dangers que ceci peut entraîner d'un point de vue de la sécurité, de la garantie et des possibles violations des droits de propriété intellectuelle de tiers."
Faire allusion de façon abstraite aux "dangers que ceci peut entraîner", sans spécifier un seul exemple de ces supposés dangers, dénote une méconnaissance du sujet. Aussi, permettez-moi d'illustrer quelques-uns de ces points.
Concernant la sécurité :
La sécurité nationale a déjà été évoquée dans les principes fondamentaux du projet. En termes plus précis concernant la sécurité du logiciel lui-même, il est bien connu que le logiciel (propriétaire ou libre) contient des erreurs de programmation ou "bugs" (en jargon informatique) dans ses lignes de code. De même, il est de notoriété publique que les bugs dans le logiciel libre sont moins nombreux, et qu'ils sont réparés bien plus rapidement, que dans le logiciel propriétaire. Ce n'est pas en vain que de nombreux organismes publics responsables de la sécurité informatique des systèmes d'institutions de l'État dans les pays développés recommandent l'utilisation de logiciel libre dans des conditions égales de sécurité et d'efficacité.
Il est impossible de prouver que le logiciel propriétaire est plus sûr que le libre, sauf par un examen détaillé, public et ouvert, par la communauté scientifique et les utilisateurs en général. Or, cette démonstration est impossible parce que le modèle même du logiciel propriétaire interdit cette analyse, si bien que la garantie de sécurité se base sur la parole ambiguë (mais vraisemblablement partiale) du producteur du logiciel ou de ses contractants.
Il faut se souvenir que, dans de nombreux cas, les conditions de la licence incluent des clauses de confidentialité [NdT : « NDA » ou non disclosure agreement] qui interdisent aux utilisateurs de révéler ouvertement les failles de sécurité découvertes dans le produit propriétaire sous licence.
Respect de la garantie :
Comme vous le savez parfaitement, ou pourrez le découvrir en lisant le "Contrat de Licence pour l'Utilisateur Final" [NdT : EULA] des produits dont vous commercialisez la licence, dans la très large majorité des cas, les garanties sont limitées au remplacement du support de distribution s'il est défectueux, mais en aucun cas elles ne prévoient de compensations pour les dommages directs ou indirects, manque à gagner, etc. si suite à un bug de sécurité dans un quelconque de vos produits, non réparé par vous, un attaquant parvenait à compromettre des systèmes cruciaux pour les services de l'État : quelle garantie, quelles réparations ou quelles compensations donneraient votre société en accord avec les conditions de votre licence ? Les garanties du logiciel propriétaire, comme les programmes sont livrés ``AS IS'' [NdT : tel quel], ce qui veut dire dans l'état dans lequel ils se trouvent, sans aucune responsabilité additionnelle pour le fournisseur concernant sa fonctionnalité, ne diffèrent aucunement de celles habituelles dans le logiciel libre.
Sur la propriété intellectuelle :
Les questions de propriété intellectuelle dépassent le cadre de ce projet, et elles sont couvertes par d'autres lois spécifiques. Le modèle du logiciel libre n'implique en aucune façon l'ignorance de ces lois et en fait, la grande majorité du logiciel libre est couverte par le copyright. En réalité, la seule présence de cette question dans vos observations démontre votre confusion quant au cadre légal où vit le logiciel libre. L'incorporation de la propriété intellectuelle d'autrui dans des travaux que l'on s'attribue par la suite n'est pas une pratique courante de la communauté du logiciel libre ; en revanche, c'est malheureusement le cas sur le terrain du logiciel propriétaire. Prenez comme exemple la condamnation par le Tribunal de Commerce de Nanterre, France, le 27 septembre 2001, de Microsoft Corp., à 3 millions de francs en dommages et intérêts, pour violation de la propriété intellectuelle (piratage, pour utiliser le terme malheureux que votre société utilise couramment dans ses publicités).
Vous poursuivez en disant que : "5. Le projet utilise de manière erronée les concepts du logiciel à code source ouvert, qui n'est pas nécessairement du logiciel libre ou de coût nul, aboutissant à des conclusions équivoques sur les économies pour l'État, sans une analyse des coûts et bénéfices pour étayer votre position."
Cette remarque est fausse, en principe la gratuité et la liberté sont des concepts orthogonaux : il y a du logiciel propriétaire et onéreux (par exemple, MS Office), du logiciel propriétaire et gratuit (MS Internet Explorer), du logiciel libre et onéreux (distributions RedHat, SuSE, etc. du système GNU/Linux), du logiciel libre et gratuit (Apache, OpenOffice, Mozilla), et du logiciel sous différentes modalités de licence (MySQL).
Il est certain que le logiciel libre n'est pas nécessairement gratuit. Et le texte du projet ne dit pas qu'il doit l'être comme vous l'aurez bien noté après l'avoir lu. Les définitions incluses dans le projet déterminent clairement *quoi* considérer comme logiciel libre, sans jamais faire référence à la gratuité. Bien qu'il soit fait mention des économies réalisées en terme de non-paiement des licences de logiciel propriétaire, les fondements du projet mentionnent clairement les garanties fondamentales qui doivent être préservées et la stimulation du développement technologique local. Sachant qu'un État démocratique doit respecter ces principes, il ne lui reste aucune autre solution que d'employer du logiciel dont le code source est publiquement disponible et d'échanger de l'information uniquement dans des formats standards.
Si l'État n'employait pas de logiciel présentant ces caractéristiques, il violerait les principes républicains fondamentaux. Par chance, le logiciel libre implique en plus un coût global moindre ; néanmoins, dans l'hypothèse (aisément réfutée) où il coûterait plus cher que le logiciel propriétaire, la seule existence d'un outil logiciel libre efficace pour une fonction informatique déterminée obligerait l'État à l'utiliser ; non par force de ce projet de Loi, mais pour les principes élémentaires que nous avons énumérés au début et qui émanent de l'essence même de l'État de droit démocratique.
Vous poursuivez : "6. Il est faux de penser que le logiciel à code source ouvert est gratuit. Des études du Gartner Group (organisme étudiant le marché technologique reconnu au niveau mondial) ont révélé que le coût d'acquisition du logiciel (système d'exploitation et applications) ne représente que 8% du coût total que les entreprises et les institutions doivent assumer pour une utilisation rationnelle et réellement bénéfique de la technologie. Les autres 92% sont constitués des coûts d'installation, de déploiement, de support, de maintenance, d'administration et d'indisponibilité."
Cet argument répète celui déjà donné au paragraphe 5 et contredit en partie le paragraphe 3. Aussi nous nous en remettrons aux précédents commentaires à des fins de brièveté. Nonobstant, permettez-moi de signaler que votre conclusion est fausse d'un point de vue logique : que le coût du logiciel selon le Gartner Group ne soit que de 8% du coût total d'utilisation, n'invalide d'aucune manière l'existence de logiciel gratuit, c'est-à-dire, dont le coût de la licence est zéro.
De plus dans ce paragraphe vous indiquez fort justement que les composants de service et les pertes pour indisponibilité forment une partie substantielle du coût total d'utilisation du logiciel ; ce qui, vous le noterez, entre en contradiction avec votre affirmation de la valeur mineure des services suggérée dans le paragraphe 3. En réalité, l'utilisation de logiciel libre contribue significativement à la diminution des coûts restants du cycle de vie du logiciel. Cette réduction de l'impact économique de l'installation, du support, etc. se note dans de nombreux domaines ; d'un côté, le modèle compétitif de services autour du logiciel libre, dont il est possible d'acheter le support et la maintenance auprès d'une offre variée qui rivalise sur le rapport qualité/prix. Ceci est valable pour l'installation, le déploiement, et le support, et en grande partie pour la maintenance. En second lieu, la caractéristique de reproductibilité du modèle fait que la maintenance effectuée pour une application est facilement réutilisable, sans impliquer des coûts importants (c'est-à-dire, sans payer plus d'une fois pour la même chose) car les modifications, si on le souhaite, peuvent être incorporées au patrimoine commun de la connaissance. Troisièmement, l'énorme coût d'indisponibilité ("écrans bleus de la mort", code mal-intentionné tel que les virus, les vers et les chevaux de Troie, exceptions, fautes générales de protection et nombre d'autres maux connus) est considérablement réduit par l'emploi de logiciel plus stable ; et il est bien connu qu'une des vertus les plus remarquables du logiciel libre est sa stabilité.
Vous affirmez plus loin que : "7. L'un des arguments derrière le projet de loi est la prétendue gratuité du logiciel à code source ouvert, comparée au coût du logiciel commercial, sans tenir compte qu'il existe des modalités de licence en volume qui peuvent être très avantageuses pour l'État, comme cela se fait dans d'autres pays."
J'ai déjà indiqué que ce qui est en question n'est pas le coût du logiciel, mais les principes de liberté d'information, d'accessibilité et de sécurité. Ces arguments ont été largement traités dans les paragraphes précédents, auxquels je vous prie de vous référer.
D'autre part, il existe certainement des modalités de licence en volume (malheureusement, le logiciel propriétaire ne satisfait pas les principes de base). Mais, comme vous l'avez noté dans le paragraphe immédiatement antérieur de votre lettre, cela ne permet que de réduire l'impact d'un composant qui ne pèse pas plus de 8% du coût total.
Vous poursuivez : "8. De plus, l'alternative adoptée pour le projet (i) est clairement plus coûteuse du fait des coûts élevés de la migration logicielle, et (ii) met en péril la compatibilité et la possibilité d'interopérabilité des plates-formes informatiques au sein de l'État, et entre l'État et le secteur privé, compte tenu des centaines de versions de logiciel à code source ouvert sur le marché."
Analysons votre affirmation en deux parties. Le premier argument, celui de la migration qui implique des coûts élevés, est en fait un argument en faveur du projet. En effet, plus le temps passe et plus la migration vers une autre technologie sera onéreuse ; et dans le même temps, les risques de sécurité associés au logiciel propriétaire augmenteront aussi. De cette manière, l'utilisation de systèmes et de formats propriétaires rendra l'État encore plus dépendant des fournisseurs. Au contraire une fois implantée la politique d'utilisation du logiciel libre (implantation qui, certes, a un coût), la migration d'un système vers un autre se fait facilement, puisque toutes les données sont stockées dans des formats ouverts. D'autre part, la migration vers un environnement de logiciel ouvert n'implique pas plus de coûts que celle entre deux environnements distincts de logiciel propriétaire, ce qui invalide complètement votre argument.
Le second argument se réfère à "l'interopérabilité des plates-formes informatiques au sein de l'État, et entre l'État et le secteur privé". Cette affirmation démontre une ignorance des mécanismes de fabrication du logiciel libre, qui ne maximise pas la dépendance de l'utilisateur par rapport à une plate-forme donnée, comme c'est habituellement le cas dans le domaine du logiciel propriétaire. Même lorsqu'il existe plusieurs distributions d'un logiciel libre et plusieurs programmes susceptibles d'être employés pour une même fonction, l'interopérabilité reste garantie autant par l'emploi de formats standards, exigé dans le projet, que par la possibilité de créer un logiciel interopérable à partir du code source disponible.
Vous dites plus loin que : "9. La majeure partie du logiciel à code source ouvert n'offre pas de niveaux de service adéquats, pas plus que de garantie de fabricants reconnus pour favoriser une grande productivité de la part des utilisateurs, ce qui a conduit différentes organisations publiques à revenir sur leur décision d'utiliser du logiciel à code source ouvert et à utiliser du logiciel commercial en lieu et place."
Cette observation n'est pas fondée. Compte tenu de la garantie, votre argument est réfuté par la réponse au paragraphe 4. Concernant les services de support, il est possible d'utiliser du logiciel libre sans eux (de la même manière qu'on le fait avec du logiciel propriétaire), mais quiconque le souhaite peut obtenir du support séparément, soit de la part d'une entreprise locale, soit de sociétés internationales, de la même manière que pour le logiciel propriétaire.
D'autre part, vous contribueriez beaucoup à notre analyse si vous pouviez nous donner des informations concernant les projets de logiciel libre *implantés* dans des entités publiques et qui ont été abandonnés en faveur de logiciel propriétaire. Nous connaissons un bon de nombre de cas où l'inverse s'est produit, mais n'avons pas d'information au sujet des cas auxquels vous faites référence.
Vous continuez en observant que : "10. Le projet décourage la créativité de l'industrie péruvienne du logiciel, qui a un chiffre d'affaires de 40 millions de dollars US par an, exporte pour 4 millions de dollars US (10e au rang des produits d'exportation non traditionnels, plus que l'artisanat) et est une source d'emplois hautement qualifiés. Avec une loi qui incite à l'utilisation du logiciel à code source ouvert, les programmeurs de logiciel perdent leurs droits de propriété intellectuelle et leur principale source de revenus."
Il est assez clair que personne n'est obligé de commercialiser son code sous forme de logiciel libre. La seule chose à prendre en compte est que, si cela n'est pas fait, on ne pourra pas le vendre au secteur public. Ce n'est en aucun cas le principal marché pour l'industrie nationale du logiciel. Plus haut nous avions abordé quelques-unes des questions relatives à l'influence du projet sur la génération d'emplois techniques hautement qualifiés et dans de meilleures conditions de compétitivité, il n'est donc pas nécessaire d'insister sur ce point.
Ce qui suit dans votre affirmation est erroné. D'un côté, aucun auteur de logiciel libre ne perd ses droits de propriété intellectuelle, à moins qu'il n'ait exprimé sa volonté de placer son oeuvre dans le domaine public. Le mouvement du logiciel libre a toujours été extrêmement respectueux de la propriété intellectuelle, et a donné une reconnaissance publique très large à ses auteurs. Des noms tels que ceux de Richard Stallman, Linus Torvalds, Guido van Rossum, Larry Wall, Miguel de Icaza, Andrew Tridgell, Theo de Raadt, Andrea Arcangeli, Bruce Perens, Darren Reed, Alan Cox, Eric Raymond, et bien d'autres, sont mondialement reconnus pour leurs contributions au développement de logiciel aujourd'hui utilisé par des millions de personnes partout dans le monde, alors que les noms des auteurs d'excellents composants logiciels propriétaires, demeurent dans l'anonymat. D'un autre coté, affirmer que les revenus de droits d'auteur constituent la source principale de revenus des programmeurs péruviens est pour le moins risqué, en particulier quand on n'a apporté aucune preuve à cet effet, ni aucune démonstration de comment l'emploi de logiciel libre par l'État influencerait ces revenus.
Vous poursuivez en disant que : "11. Le logiciel à code source ouvert, puisqu'il peut être distribué gratuitement, ne permet pas de générer des revenus pour ses développeurs par le biais de l'exportation. De cette manière, on affaiblit la synergie de la vente de logiciel à d'autres pays et par conséquent la croissance de cette industrie, alors qu'au contraire les normes d'un gouvernement doivent stimuler l'industrie locale."
Cette affirmation démontre une fois de plus une méconnaissance totale des mécanismes et du marché du logiciel libre. Elle tente d'affirmer que le marché de cession des droits non exclusifs d'utilisation à titre onéreux (vente de licence) est le seul possible pour l'industrie informatique alors que, comme vous l'avez signalé quelques paragraphes plus haut, il n'est en aucun cas le plus important. Les incitations, émanant de ce projet, à une meilleure offre de personnels qualifiés et à une expérience du logiciel libre à grande échelle permettront aux techniciens nationaux de se placer à un niveau très compétitif sur le marché du travail international.
Vous signalez plus loin que : "12. Dans le Forum on a discuté de l'importance de l'emploi de logiciel à code source ouvert dans l'éducation, sans commentaire sur le retentissant fracas de cette initiative dans un pays comme le Mexique, où précisément les fonctionnaires de l'État qui fondèrent le projet, déclarent aujourd'hui que le logiciel à code source ouvert ne permet pas d'offrir une expérience d'apprentissage aux écoliers, qu'il n'a pas eu la capacité au niveau national de fournir du support pour cette plate-forme, et qu'il n'a pas pris en compte l'intégration de la plate-forme existante dans les écoles."
Effectivement, le Mexique a fait marche arrière avec le projet Red Escolar. Cela est dû, précisément au fait que les initiateurs du projet mexicain utilisèrent le coût des licences comme principal argument, au lieu des autres raisons stipulées dans notre projet et qui sont plus fondamentales. Compte tenu de cette erreur conceptuelle, aggravée par l'absence d'appui effectif de la part du SEP (Secrétariat à l'Education Publique), ils décidèrent que l'implantation de logiciel libre dans les écoles consistait à suspendre le budget logiciel et en échange à leur envoyer un CD ROM contenant GNU/Linux. Bien sûr, ceci échoua et il ne pouvait en être autrement, de même qu'échouent les laboratoires scolaires qui utilisent des logiciels propriétaires sans disposer d'un budget pour l'installation et la maintenance. C'est précisément pour cela que notre projet de loi ne se limite pas à recommander l'emploi de logiciel libre, mais reconnaît la nécessité et ordonne la création d'un plan de migration viable, dans lequel l'État encadre précisément la transition technique pour bénéficier des avantages du logiciel libre.
Vous terminez par une question rhétorique : "13. Si le logiciel à code source ouvert satisfait tous les pré-requis des entités de l'État pourquoi une loi pour l'adopter ? Ne devrait-ce pas être le marché qui décide librement quels sont les produits qui donnent le plus de bénéfices ou de valeur ?".
Nous sommes d'accord sur le fait que pour le secteur privé, c'est le marché qui doit décider quel produit utiliser et il ne serait pas admissible que l'État interfère. Mais dans le secteur public, le raisonnement n'est pas le même : comme nous l'avons déjà dit, l'État collecte, manipule et transforme de l'information qui ne lui appartient pas, mais qui lui a été confiée par les citoyens qui, par force de loi, n'ont pas d'autre choix que de le faire. En contrepartie de cette obligation légale, l'État doit mettre en oeuvre des mesures extrêmes pour sauvegarder l'intégrité, la confidentialité et l'accessibilité de ces informations. L'emploi de logiciel propriétaire soulève de sérieux doutes quant à l'accomplissement de ces missions, faute d'évidence concluante à ce propos, et par conséquent il n'est pas apte à être utilisé dans le secteur public.
La nécessité d'une loi se fonde d'un côté sur la matérialisation des principes fondamentaux énoncés plus haut dans le domaine spécifique du logiciel ; d'un autre côté, il est un fait que l'État n'est pas une entité idéale homogène mais qu'il est composé de multiples organismes avec différents degrés d'autonomie de décision. Étant donné que l'emploi de logiciel propriétaire est inapproprié, le fait d'établir ces règles dans la loi évitera que la décision discrétionnaire d'un quelconque fonctionnaire mette en péril l'information qui appartient aux citoyens. Et, par-dessus tout, elle constitue une réaffirmation actualisée par rapport aux moyens de traitement et de communication de l'information employés aujourd'hui, du principe républicain du service public.
Conformément à ce principe universellement accepté, le citoyen a le droit de connaître toute l'information en possession de l'État qui ne soit pas couverte par une déclaration de secret conforme à la loi. Le logiciel traite de l'information et il est lui-même de l'information. Information dans un format spécial, susceptible d'être interprété par une machine pour exécuter des actions, mais sans l'ombre d'un doute information cruciale parce que le citoyen dispose d'un droit légitime de savoir, par exemple, comment se comptabilise son vote ou se calculent ses impôts. Et pour cela, il faut pouvoir accéder librement au code source et éprouver les programmes utilisés pour le comptage électoral ou le calcul des impôts.
Je vous salue avec l'expression de ma considération la meilleure, soyez assuré que mon bureau sera toujours ouvert à l'exposé de vos points de vue, à quelque niveau de détail que vous jugeriez convenable.
Veuillez agréer mes salutations distinguées,
DR. EDGAR DAVID
VILLANUEVA NUÑEZ
Membre du Congrès de la République
du Pérou.
Version originale disponible sur le site de
Peruvian Activism.
Traduction et adaptation : Guy Brand <guybrand @ chimie.u-strasbg.fr>
Relectures et corrections :
Cyril Chaboisseau, Georges Khaznadar,
Yves Ouvrard, Alain Riffart, Stéphane Casset.
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